La dépêche du dimanche : Frankie, tu viens
de passer une année en Polynésie ?
Frankie : Je suis employé depuis plus de vingt années
et je viens en effet de prendre une année sabbatique. Une
année sans travail, une année en Polynésie.
C’est en fait la réalisation d’un vieux rêve.
Je voulais aller voir autre chose.
La
dépêche du dimanche : En arrivant, quelle a été
ta première impression ?
Frankie : Je ne suis resté célibataire que quatre
heures après mon arrivée. Je suis arrivé à
sept heures du matin et je me suis fait adopter à 11h.
La
dépêche du dimanche : Quelle chance, n’est-ce
pas ?
Frankie : Ce n’est pas une histoire de chance, c’est
le destin, tout simplement le destin. Tu n’y peux rien, et
tout ce qui se passe n’est que ce que tu mérites, en
bien comme en mal…
La
dépêche du dimanche : Au bout de trois mois de
présence, quelle est ton impression ?
Frankie : Je me sens profondément changé. Au
début, je voulais visiter toutes les îles. Maintenant,
je suis bien ici et je n’ai aucune envie d’aller ailleurs.
La
dépêche du dimanche : Quelle est la chose la plus
séduisante pour toi ici ?
Frankie : Il y a deux choses, la beauté du paysage,
c’est une chose indéniable, mais c’est surtout
vivre au contact des polynésiens. Leur accueil a été
super, chaleureux, j’ai été accepté.
Ils sont désintéressés. Pourtant, leur accueil
est parfois très réservé. Au bout de trois
mois, je me sens bien. Ces tatouages en sont une preuve.
La
dépêche du dimanche : Les tatouages que tu viens
de faire recouvrir datent de quelle époque ?
Frankie : C’était pendant la guerre d’Algérie,
en 1960, j’étais engagé dans l’armée
coloniale. Cela a été dur, vraiment dur, c’est
une bonne école. Et ces tatouages sont une tradition militaire.
La
dépêche du dimanche : Comment cela se passait
il ?
Frankie : Tu imagines bien qu’en Algérie, en temps
de guerre, on n’avait pas de matériel sophistiqué.
Pour faire de l’encre, on coupait la semelle des rangers en
fines lamelles. En les faisant brûler, elles dégageaient
une épaisse fumée noire qu’on recueillait sur
une assiette. En versant dessus quelques gouttes d’huile,
en mélangeant bien, on obtenait une encre qui marquait fort.
La
dépêche du dimanche : Et qui faisait alors le
tatouage ?
Frankie : Il n’y avait pas de tatoueur, tout le monde
tatouait tout le monde, moi j’en ai tatoué et d’autres
m’ont tatoué. On liait simplement trois aiguilles avec
de la ligne de coton et voilà tout. Il y avait ceux qui revenaient
d’Indochine, qui en savait le plus, les vétérans,
qui tatouaient aussi avec des lames de rasoir en coupant la peau
puis en la barbouillant d’encre.
La
dépêche du dimanche : Quelles sont tes origines ?
Frankie : Mes régions d’origine sont le Périgord
et le Languedoc. J’ai toujours bourlingué, j’ai
quitté le milieu familial alors que j’avais à
peine 14 ans. C’était en 1953, je suis allé
apprendre un métier au collège, le métier de
viticulteur. Et puis je suis allé dans les Alpes, près
de Grenoble en tant que forestier débardeur.
La
dépêche du dimanche : Débardeur, quelle
est cette profession ?
Frankie : le débardeur est celui qui tire les grumes,
de l’aire d’abattage jusqu’au chargement. C'est-à-dire
qu’il faut traîner jusqu’à huit troncs
d’arbres de 17 mètres. On conduit un très gros
tracteur, les pentes sont impressionnantes et on est toujours à
la limite de l’équilibre. Je me suis « viré »
quelques fois, c’est impressionnant.
La
dépêche du dimanche : Impressionnant ?
Frankie : Oui, tu es là, dans la cabine, tu es coincé,
tu ne peux rien faire et tu vois le tracteur qui a perdu l’équilibre…
tu es là en attendant de savoir où il va s’arrêter,
s’il va t’écraser. C’est le destin, je
m’en suis toujours tiré et sans une égratignure
ou que de très petites choses.
La
dépêche du dimanche : Tu pense que nous avons
peu d’action sur notre destinée ?
Frankie : Que tu bouges, que tu ne bouges pas, ton destin va
s’accomplir. Regarde un peu ces deux amoureux en voyage de
noces qui ont pris une noix de coco sur la tète, c’était
écrit. Je suis passé près de la mort tellement
de fois que je sais que c’est pas toi qui décide…
La
dépêche du dimanche : Peux tu raconter une de
ces « petites morts » ?
Frankie : Près de Montpellier il y a le canal, un pont
et une courbe juste avant le pont. J’étais parfaitement
clair et je roulais à fond la caisse comme d’habitude.
C’était la nuit. J’ai attaqué le virage,
c’était bon, mais un peu vite. J’ai vu la moto
partir. J’ai tapé dans le parapet et je me suis dit
« top tu y vas ».
La
dépêche du dimanche : Et ensuite ?
Frankie : je me suis retrouvé en train de patauger dans
les marécages, quelqu’un m’appelait et j’avais
la tête qui saignait. J’étais sous le pont et
je ne me souviens de rien entre le choc et le moment où l’on
m’appelait. Pourtant, avec le choc à la tête,
les huit à dix mètres de chute libre et le canal,
j’avais toutes les raisons d’être mort. Eh bien,
il en était écrit différemment.
La
dépêche du dimanche : On t’appelait alors
que tu étais sous le pont ?
Frankie : Je suis allé vers lui, et je te jure que je
n’ai jamais serré la main de quelqu’un d’aussi
fort. Pour moi, quand j’ai heurté le parapet, top,
j’étais plus là. Mais non, il y a quelqu’un
qui m’appelle. Me voici de nouveau vivant, c’est magique…
Propos
recueillis par Bernard Lompré |